© D. Lysek & D. Gariglio
L’agressivité insidieuse dans la relation de couple
Dans la première partie de cet article, nous avons précisé que nous parlons de couples dont les deux partenaires s’aiment bien, tout en n’étant pas pleinement satisfaits de leur relation. Il s’agit de couples dans lesquels une agressivité subtile s’infiltre insidieusement dans leurs rapports à certains moments ; ces épisodes sont douloureusement conflictuels pour la personne qui subit l’agression, même si celle-ci est insignifiante. La souffrance tient à l’aspect inattendu de la pique et à la dissonance qu’elle provoque chez une personne qui devrait se sentir bien aimée. Cela peut sembler anodin, mais si un tel comportement devient trop fréquent, il pourrait appauvrir la relation de couple, s’y introduisant comme un ver dans un fruit.
Beaucoup de gens se retrouveront dans les quelques exemples qui vont suivre. Ils seront centrés sur le besoin de se toucher l’un l’autre, besoin naturel inhibé dans ce cas, ce qui laisse le désir inconscient de contact insatisfait.
Expliquons-nous un peu mieux. Il y a des couples qui ont peu de contact physique, ils ne s’enlacent pas et se contentent d’un petit bec sur la joue quand ils se voient ; lorsqu’ils se promènent, ils ne sont pas bras dessus bras dessous ou ils ne se tiennent pas par la main ; lorsqu’ils ont un rapport sexuel, celui-ci est plutôt mécanique, comme s’il y avait un danger insidieux à rester ensemble corps à corps. Socialement (c’est-à-dire apparemment !), ces couples sembleraient aller bien ; un couple « suffisamment bon » aurait pu dire Winnicott, le psychanalyste britannique qui a introduit la notion de « mère suffisamment bonne ». En réalité ils éprouveraient du plaisir à se toucher souvent et de manière naturelle, mais ils ne peuvent pas toujours le faire affectueusement. Par moments, ils satisferont leur désir de contact à travers l’agressivité. Précisons ce qui se passe dans leur psychisme pour en arriver là. D’un point de vue psychanalytique, une pulsion inhibée au niveau inconscient s’exprime par l’intermédiaire d’une autre pulsion, souvent opposée. En l’occurrence, le désir de contact physique se déplace d’Eros à Thanatos : l’affection se transforme en agressivité et s’exprime par une agression subtile. Prenons quelques exemples. Commençons par ceci : faire en sorte que l’autre ne fasse pas une chose qui lui est chère (comme Mahler qui persuade sa femme Alma d’arrêter de composer, Cf. Gariglio 2017). Autres exemples : une impolitesse envers l’autre, un acte apparemment maladroit provoquant le bris d’un objet qui lui est cher, l’expression d’un élément qui mine de rien dévalorise le/la partenaire, la critique de quelque chose ou quelqu’un qui lui plaît, le renfermement sur soi dans certaines situations de tête à tête propices à des échanges… Comme on l’a dit plus haut, quand la pulsion libidinale est momentanément bloquée, l’agressivité reste la seule possibilité de satisfaire le besoin fondamental de se toucher. Ce qui inhibe la pulsion libidinale dans ce cas-là, rappelons-le, c’est la peur du contact liée à des dynamiques inconscientes : fusionnelles (symbiotiques), sadomasochistes ou œdipiennes.
Approfondissons maintenant la question des piques d’agressivité subtile. Nous examinerons deux situations fréquentes. Dans la première, de légères pointes d’agressivité sont le fait d’une structure de personnalité qui, dans certains moments de tension psychique excessive, n’arrive pas à se décharger à travers les dérivés d’Eros (affection, tendresse, rapport sexuel…). Or, la tension inconsciente doit bien trouver un exutoire, d’une manière ou d’une autre ; en l’occurrence, elle se décharge par une agression subtile. Cette agression donne corps à la trace d’un conflit qui a trouvé dans la relation un terrain propice à sa reproduction. Obéir à cette image est une solution de facilité, plus commode qu’une manifestation d’amour : celle-ci devrait mettre en jeu des mécanismes psychiques hors de portée du sujet dans ces moments-là. Selon nous, un travail approfondi sur soi-même pourrait modifier progressivement la structure du sujet, puis induire aussi la relation de couple à évoluer, vers la synergie. En l’absence d’un tel travail, le problème passe entièrement à la personne qui reçoit l’agression. Si elle comprend que cette caractéristique de son/sa partenaire découle de sa structure de personnalité – qui ne devrait pas être interdite d’expression, dans la mesure où elle respecte la sensibilité de l’autre – la relation peut continuer, pour autant que la personne qui reçoit l’agression l’accepte. En tout cas, elle ne devrait pas subir passivement l’agressivité de l’autre : cela entraînerait une certaine souffrance, psychique (insomnie, mauvaise humeur…) ou corporelle (mal de tête, maux de ventre… Cf. Lysek 2016 et Gariglio 2016). Par exemple, quand la structure de personnalité de l’agresseur lui paraît évidente, la personne qui se sent agressée peut exprimer son irritation du tac au tac. Ainsi, la tension suscitée par la blessure a une chance se décharger. Autre possibilité : la personne blessée peut toujours s’extraire de la situation agressive, de la manière qui lui correspond le mieux.
La deuxième situation, à notre avis, pourrait aussi être désactivée par un travail personnel. Il s’agit de la contrariété instinctive – réponse réflexe – éprouvée face à une expression neutre de l’autre. En réalité il n’y aurait rien d’agressif, mais le/la partenaire vit cette extériorisation comme une manifestation d’agressivité sournoise. Autrement dit, le/la partenaire interprète mal ce qui se passe, à cause d’un a priori subjectif. Il s’agirait là d’un malentendu : le sujet ressent comme agression quelque chose qui ne l’est pas. Une telle interprétation résulte fréquemment d’une projection de sa propre agressivité. Agressivité que le sujet a peur de reconnaître en lui-même, et qu’il voit seulement chez l’autre. De quoi cela peut-il bien dépendre? Dans la plupart des cas, il y a une représentation angoissante de la relation dans l’inconscient du sujet. C’est généralement en rapport avec des traces d’agressions subies dans un passé plus ou moins lointain. L’expérience clinique renvoie couramment à un vécu infantile lié aux parents, plus précisément à ceci : leur relation exprimait de l’agressivité, de la froideur ou un manque d’affectivité ; l’enfant peut aussi s’y s’être senti concerné par des disputes, des critiques ou un dénigrement mutuel des parents, voire y avoir été directement impliqué. Lorsque ces vécus sont refoulés, ils tendent à faire retour sous forme de projection. Voilà pourquoi une pique légère – simple exutoire sans grande importance ou trait d’humour pas très fin – sera ressentie comme une insupportable agression.
Les deux situations que nous venons de décrire ont un point commun : elles isolent les partenaires. Effectivement, elles présentent toutes deux une inhibition des dérivés d’Eros, ce qui tend à creuser un fossé entre les êtres. On constate en analyse (à travers les manifestations transférentielles) que ces personnes ont des vécus infantiles marqués par un sentiment de solitude. Ils tendent à se réactiver quand la relation de couple actuelle rappelle des vécus infantiles analogues. Ainsi, l’isolement des partenaires réactive de tels vécus de solitude, pouvant même les amplifier démesurément. C’est bien ce que racontent – au dire de beaucoup de gens – les couples de Hopper (Cf. 1959 Excursion into Philosophy; 1950 Summer in the City; 1932 Room in New York). La manière dont le peintre les représente nous donne l’idée qu’ils sont perdus dans un vide infini.
Selon nous, George Deem (Edward and Jo Hopper: Excursion into Philosophy, 1995) a dû sentir qu’une telle solitude habitait aussi le couple d’Hopper lui-même, car la façon dont il le peint exprime la même chose (Cf. les deux personnes âgées).
En réalité, à bien y penser, ces couples partagent quelque chose : l’expérience d’un vide (vide présent dans tous les tableaux de Hopper ; Cf. Gariglio, Lysek, 2017). On s’est dit : « Quelle richesse pourrait émerger de ce vide s’ils étaient capables de mettre cette expérience en mots ! » Or, une chose nous a frappés : il y a une insertion de lumière dans tous les tableaux. On l’a ressenti comme une résonance de bien-être qui pourrait faire contrepoids à la rigidité dont témoigne le couple. Notre modélisation de la créativité concevrait cela comme le point de départ d’une « élaboration recombinative » (Cf. Créativité bien-être, op. cit., 1er chapitre) : processus qui conduit à la recombinaison d’éléments désagrégés avec des éléments régénérants (lumière). Ainsi, on a aimé voir dans ce genre de représentation un essai du peintre d’insérer le couple dans la lumière, afin qu’il puisse en tirer mouvement et énergie. C’est dire que le rêve et la création artistique peuvent tous deux révéler un désir inconscient.
A propos d’agressivité subtile, on peut encore ajouter que les personnes qui se sentent facilement agressées peuvent aussi simplement envier l’autre, parce qu’il est capable d’exprimer son agressivité de temps en temps, alors qu’elles-mêmes sont porteuses d’une inhibition interne. Dans certains cas, la structure de personnalité d’un sujet aussi susceptible le porte inconsciemment à parfois provoquer l’agressivité de l’autre, en lui envoyant des piques à l’endroit où ça fait mal. Sachant que la synergie n’est pas possible en ce moment, la personne cherche le contact de cette manière-là. Mieux que rien, à ses yeux !
Avant de conclure cette deuxième partie, développons un cas. Il s’agit d’un homme, conçu quand son père est revenu de la guerre. Cet homme était renfermé sur lui-même, réservé et absolument pas communicatif avec sa femme et sa fille. Il le regrettait mais ne pouvait rien y faire. Au cours du travail analytique, il prend conscience qu’il se comporte comme ses parents, qui ont été froids entre eux et avec lui. Les multiples photographies examinées en séance l’ont confirmé : personnages distants l’un de l’autre, sérieux ; instantanés en famille où personne ne se touche ou s’incline vers un autre… Or l’analyste s’aperçoit qu’il y a une contradiction entre cette manière d’être en famille et la dynamique du transfert. Effectivement, en séance cet analysé parle de manière fluide, sans inhibition, avec un certain sens de l’humour et de l’affectivité qui, de temps à autre, surgit comme une émotion. Se sentant compris, est-il capable d’un discours affectif ?
Plus tard dans son analyse, il rapporte avoir découvert que ses parents ont eu un fils avant lui, mort durant la guerre, et dont l’existence ne lui avait pas été révélée. Quelle surprise : de fils aîné, devient cadet ! Il découvre l’existence de ce frère en lisant des lettres écrites par ses parents précisément pendant leur séparation due à la guerre : une correspondance dont il ignorait tout. Par certaines de ces lettres, il comprend alors que le deuil a été terrible pour ses parents. Il saisit qu’avant cette perte, ils étaient pleins de tendresse et de chaleur l’un envers l’autre. Quelques lettres révèlent la passion et la joie qu’ils éprouvaient envers le bébé qui grandit. Suivent d’autres lettres où la femme communique la mort subite du petit. Ils n’ont cependant pas pu parler de ce premier fils à leur second (c’est-à-dire à l’analysé). Il a ainsi pris conscience que ses parents n’avaient jamais fait le deuil de cet enfant perdu. Tout ce travail lui a permis de donner sens à son attitude froide et distante en famille. Sans s’en rendre compte jusque là, il avait modelé sa froideur en famille sur celle reçue de ses parents. Mais il n’était pas que froideur. Il l’avait d’ailleurs déjà démontré dans la relation analytique ! Dans les profondeurs de son inconscient, il y a avait aussi des représentations de douceur, chaleur et amour. En somme, son inconscient gardait en mémoire des vécus de bien-être. D’où pouvaient-ils bien venir ? On peut faire l’hypothèse qu’ils provenaient de ses parents. Avant le deuil, ils se sont montrés capables d’exprimer leur affectivité et de se donner du bonheur. Cela nous indique qu’un inconscient familial portait des informations de bien-être : des vécus gratifiants ont été mémorisés dans le terrain psychobiologique des membres de cette famille. Quoi qu’il en soit, la suite a démontré l’existence de ces traces de bien-être : leur réactivation a permis à l’analysé non seulement d’être plus présent affectivement dans la famille qu’il a fondée, mais aussi de mener une vie plus créative.
A suivre…
© Daniel Lysek & Daniela Gariglio
Résumé
Il arrive qu’une relation de couple soit envenimée par des moments d’agressivité subtile entre les partenaires. Cela survient également avec personnes qui sont bien ensemble. Même s’il paraît anodin, ce phénomène peut mettre en péril autant la survie du couple que son bien-être. Par cet article, nous souhaitons attirer l’attention sur cette forme d’agressivité peu visible. Nous donnerons quelques clés, fournies par notre expérience d’analystes, permettant de se faire une idée de son origine et de certains effets délétères qu’elle peut avoir.
Bibliographie
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Deem G., Edward and Jo Hopper: Excursion into Philosophy, oil on canvas, 1995
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Gariglio D. (2017). “Freud (1910) e l’Immagine in micropsicoanalisi: Gustav e Alma Mahler tra passione e sofferenza”. News IIM, 30 Ottobre 2020 https://www.micropsicoanalisi.it/freud-1910-e-limmagine-in-micropsicoanalisi-gustav-e-alma-mahler-tra-passione-e-sofferenza/).
Gariglio D. & Lysek D. (2001), « De l’obscurité à la clarté : évolution thérapeutique d’une formation de symptome à la créativité », Revue Française de Psychiatrie et de Psychologie Médicale, N. 67, 2003 Ed M.F., Paris, pp. 51-54. pubblicato anche in Psicoanalisi e Scienza, 20 marzo, 2009 (https://www.psicoanalisi.it/francais/de-lobscurite-la-clarte-evolution-therapeutique-dune-formation-de-symptome-la-creativite/4371/ ).
Hopper E., (1959, 1950, 1932). Excursion into Philosophy// Summer in the City// Room in New York.
Lysek D. (2015), (sous la dir. de). Les maux du corps sur le divan. Perspective psychosomatique. Paris : L’Hartmattan. Dans Psicoanalisi e Scienza, 21 luglio, 2016 (https://www.psicoanalisi.it/libri/le-parole-del-corpo-nuove-prospettive-della-psicosomatica-cura-daniel-lysek/7184/).
Lysek D. (2017) “Possibili effetti della solitudine, tra somatizzazione e creatività”, in La solitudine, Bollettino dell’Istituto Italiano di Micropsicoanalisi, a cura di Baldari, N. 41, 2017, pp. 9-15.
Winnicott D. (1958). De la pédiatrie à la psychanalyse, Payot, 1989.
II Dott. Daniel Lysek lavora a Peseux (Neuchâtel, Svizzera) come micropsicoanalista e psicoterapeuta.
Nato a La Chaux-de-Fonds (Svizzera) nel 1950, si è laureato in medicina nel 1976.
Ha lavorato 10 anni nel Centro micropsicoanalitico del Dott. Silvio Fanti a Couvet, partecipando all’elaborazione teorica della micropsicoanalisi e diventando anche co-autore del Dizionario pratico della psicoanalisi e della micropsicoanalisi (Borla, 1984).
Dal 1985 è analista didatta della Società Internazionale di Micropsicoanalisi di cui è stato presidente dal 1987 al 1991.
Membro fondatore dell’Istituto Svizzero di Micropsicoanalisi, ne è il direttore dal 1999.
Ha partecipato, in qualità di relatore, a numerosi congressi internazionali.
È autore di molte pubblicazioni micropsicoanalitiche, tra cui un libro scritto con la Dott.ssa Daniela Gariglio, Creatività benessere. Movimenti creativi in analisi (Armando Editore, 2007). È curatore di un libro di psicosomatica, Le parole del corpo. Nuovi orizzonti della psicosomatica (L’Harmattan Italia, 2016).