© Daniel Lysek & Daniela Gariglio

Le confinement dû au Coronavirus a contraint beaucoup de gens à une cohabitation étroite et continue, ce qui a mis sous tension les rapports familiaux et en particulier les relations de couple. Après y avoir réfléchi individuellement, on a souhaité présenter ensemble un article qui élargirait ce sujet. Notre travail d’analystes nous a fourni une sorte d’amplificateur nous permettant d’observer des perturbations relationnelles peu apparentes, mais aussi potentiellement régénératrices. Cela nous amènera à parler de synergie. Ou plutôt à en reparler, car ce travail, qui paraîtra en trois parties, prolonge des réflexions analytiques datant de plusieurs années. Elles nous avaient alors conduits à décrire une forme de créativité résultant de mouvements synergiques, que nous avons appelée créativité bien-être. Nous en avons élaboré un modèle théorique dans Créativité bien-être. Mouvements créatifs en analyse (Lysek & Gariglio, 20081). Nous l’avons ensuite élaboré dans différentes publications dont certaines figurent ici en bibliographie.

Prémisses d’une transformation

Un couple animé par un esprit d’alliance constructive et de collaboration réciproque a des chances de devenir source de bien-être pour lui-même, pour toute la famille et pour son entourage. On peut considérer qu’un tel couple a une relation orientée vers la synergie, antithèse d’un rapport à connotation conflictuelle. Nous entendons par « relation de couple orientée vers la synergie » une tendance du couple à s’accorder sur la base de quelques valeurs essentielles, à unir les forces de chacun pour tenter de résoudre certaines difficultés existentielles rencontrées et à concourir ensemble à la réalisation d’un bien-être commun, ou en tout cas d’un mieux-être.

La synergie ne va malheureusement pas de soi dans un couple et, lorsqu’elle existe, elle n’est pas toujours visible, d’autant plus qu’elle a souvent un caractère discontinu !

Quant à elle, la violence est un phénomène qui peut facilement s’insinuer dans la relation de couple. Elle a d’ailleurs été bien mise en évidence à l’occasion du confinement dû au Coronavirus. Dans ce contexte, il y a eu une augmentation dramatique des agressions entre partenaires (voir par exemple Gariglio, 2020, p. 313). En particulier, chaque année un grand nombre de femmes sont tuées par un homme qui n’accepte pas leur séparation ou qui ne supporte pas un aspect de la relation. Même si c’est moins fréquent, il arrive aussi que des hommes soient tués par leur compagne, pour les mêmes raisons. Si l’homicide est heureusement exceptionnel, il existe de nombreuses autres formes d’agression dans un couple, moins dramatiques mais plus communes. Quand l’agressivité prend place au premier plan et est fréquente, elle rend les rapports pénibles, pesants, destructeurs.

Il serait inapproprié d’attribuer à l’un des deux le rôle fixe de victime ou de bourreau. La plupart du temps, il s’agit en effet d’une relation sadomasochiste où, typiquement, ces rôles fluctuent. Ce genre de relation a déjà été amplement étudié et interprété au point de vue psychopathologique. Nous ne nous y attarderons pas. Disons simplement que la psychanalyse suggère que la disposition à la violence – assenée ou subie – fait malheureusement partie de l’être humain : même si la société multiplie ses efforts pour la contenir, l’Homme garde un fort potentiel destructeur, qui est souvent considéré comme irréversible. Pour atténuer ce que nous venons de dire, ajoutons que l’agressivité destructrice n’est de loin pas une plaie inéluctable. Mais il faudrait une évolution psychique marquante – et de surcroît collective – pour avoir une chance d’inverser cette tendance, au moins de temps en temps. Une évolution qui constituerait une véritable révolution amenant à diminuer, neutraliser ou même éliminer l’agressivité humaine ! Est-ce que cela suffirait ? Pas sûr, en vertu de ce que nous enseigne l’expérience clinique et psychanalytique : les personnes en analyse, avec les associations libres qu’elles font en séance (élaborations associatives), aident aussi à comprendre ce qui se passe dans la vie des gens.

Dans cet article, cependant, nous allons laisser un peu de côté la violence manifeste. Nous nous focaliserons plutôt sur des relations de couple dont les partenaires sont ensemble par amour et s’entendent bien, mais qui ne sont pas à l’abri, ici ou là, de quelque expression subtile d’agressivité. Il s’agit d’une agressivité peu visible, mais non pour autant inoffensive. Nous allons tenter d’amplifier certains détails de ce phénomène peu visible, pour le rendre perceptible. Effectivement, nous nous arrêterons sur des formes d’agressivité fugace, cachée, insidieuse et parfois sournoise, polluant de temps en temps la relation de couple. Nous entendons par là une agressivité peu apparente, souvent banalisée, s’insinuant subrepticement dans la vie du couple. En tant que telle, elle blesse doublement : d’une part, la flèche pénètre, d’autre part une défense adéquate est impossible, parce que celui ou celle qui émet insidieusement l’agression subtile la nie (par mauvaise foi), la minimise (« il y a d’autres choses bien plus importantes ! » ou ne la reconnaît pas (en toute bonne foi, il/elle ne s’en rend pas compte) ; l’aspect insidieux tient au fait que les deux protagonistes peuvent être plus ou moins inconscients qu’il y a de l’agressivité dans l’échange. La personne qui subit l’agression peut parfois être blessée au point d’en faire des cauchemars où elle est « mangée » par l’autre : « il s’était approché pour me donner un baiser, mais en fait pour me manger une épaule ». (Voir par exemple Cannibalisme d’automne où Salvador Dalì, en 1936, montre, nous semble-t-il, un désir sadomasochiste réalisé).

Dali

Cannibalisme d’automne Salvador Dalì, 1936

 Répétons que ce type d’agressivité englue celui qui la reçoit de manière subtile, insidieuse, voire sournoise. Le sujet en reste parfois comme pétrifié : il n’arrive pas à mettre en mots ce qui se passe. Puisque l’agressivité émise ne dit pas son nom, le sujet cible a de la peine à la reconnaître et à la nommer. Il peut en venir à douter de lui-même ! Pour la même raison, il a de la difficulté à bien conceptualiser ce qu’il éprouve : il ressent un mal-être dont il ne cerne pas la cause. Cette pétrification de la pensée peut durer plus longtemps quand l’agression fait résonner un vécu refoulé datant de la période du développement ; comme exemple, citons une sensation de déchirement lors de disputes parentales ou un trauma survenu dans l’utérus, là où le fœtus ne peut ni fuir ni parler (voir par exemple Lysek 2019). De plus, le sujet cible n’arrive pas à se faire entendre de son agresseur et ne peut donc espérer le faire changer de comportement.

Comment sortir de ce piège sans casser le couple? Un couple dont les partenaires, répétons-le, s’aiment bien. D’après notre expérience analytique et psychothérapeutique, quand une personne accomplit un travail sur elle-même, elle peut acquérir la capacité d’élaborer toute situation. Cela lui donne la possibilité de transformer l’agression traumatisante en un récit qui lui donne sens. Elle peut alors faire évoluer sa manière de se défendre. Par exemple, au lieu de répondre sur le même mode sans s’en rendre compte (l’inconscient qui a perçu l’agressivité induit une contre-agression), l’agressé pourrait garder momentanément une distance protectrice, puis essayer d’établir un dialogue constructif avec l’agresseur. Il pourra ainsi reconnaître que ce dernier a, lui aussi, la possibilité d’élaborer sa tendance à exprimer cette sorte d’agressivité. C’est précisément pour cela que nous nous intéressons à l’agressivité subtile plutôt qu’à la violence physique ou à la destructivité : dans ces dernières, le sujet présente un manque d’élaboration, ce qui lui fait privilégier l’acte violent à un dialogue clarificateur susceptible d’abaisser la tension. De fait, quand la « solution » agressive est insidieuse, le couple semble avoir plus de chances de surmonter les obstacles qui parsèment le parcours vers une relation synergique. La clé serait de réussir à cerner son aspect insidieux, pour en parler ensuite et établir un dialogue proposant une alternative. Dans le cas contraire, c’est-à-dire face à un manque de dialogue – par fermeture relationnelle –, il ne reste que peu de possibilités de mettre en place un vivre ensemble acceptable et de trouver de bonnes raisons pour rester malgré tout en couple.

Voici un exemple d’agressivité sournoise : un des partenaires est toujours gentil avec l’autre en présence d’autres personnes, mais il tend à devenir inabordable, renfermé, subtilement opposant, excessivement critique dans « la solitude de la relation » (solitude qu’illustre magnifiquement Edward Hopper, on y reviendra dans la deuxième partie de cet article)… Il montre ainsi qu’il ne supporte pas quelque chose dans ce que fait ou dit l’autre. Cela n’arrive pas toujours, mais de temps en temps, provoquant ainsi un effet de surprise qui rend l’autre perplexe, et peut lui faire perdre pied plus ou moins douloureusement. N’imaginons pas que celui qui émet cette forme subtile d’agressivité cherche la séparation ! Il désire inconsciemment, dans ces moments-là, entraîner l’autre dans une relation de type sadomasochiste – ou ayant au moins certains aspects du sadomasochisme – pour obtenir ponctuellement ce genre de jouissance. Or, si les deux partenaires se sont inconsciemment choisis, c’est qu’ils ont tous deux, entre autres, quelque attraction inconsciente pour une certaine souffrance. Ainsi il y a une bonne probabilité que se forme un cercle vicieux empêchant de parvenir à une des deux solutions suivantes : la séparation ou une transformation du rapport de couple, évolution qui diminuerait ou éliminerait les manifestations agressives ternissant l’affection.

Dans la relation sadomasochiste en général – que celui-ci soit le seul « langage » du couple ou juste des expressions agressives ponctuelles d’un des partenaires –, le vécu de celui qui est en position sadique diffère de celui qui est en position masochiste. Le premier jouit de la souffrance de l’autre. Pour ce qui concerne le second, il peut y avoir deux situations : ou celui-ci jouit de sa propre souffrance (il est alors masochiste), ou il est prisonnier de la relation pour d’autres raisons (enfants, une activité professionnelle ensemble, une pression religieuse…). Alors il souffre non seulement de l’agression qu’il subit, mais aussi de la sensation opprimante de ne pas arriver à s’en libérer. En réalité, au delà de la jouissance de celui est en position sadique, les deux protagonistes souffrent. Ceci d’autant plus qu’ils se veulent du bien, au fond. La souffrance dérive aussi du fait que le mouvement agressif survient comme une contrainte dictée par l’inconscient, dont les deux se sentent victimes. En fait, quand ils retombent dans une injonction sadomasochiste de leur inconscient, ils ont beau essayer plusieurs fois d’en parler ensemble, ils finissent seulement par se renvoyer mutuellement la faute. Ainsi, ils ne mettent pas en marche une évolution vers la synergie ; au contraire, comme le hamster dans sa roue, ils font toujours du sur place, empêtrés dans une relation qui tourne en rond. Ils sont effectivement tous deux soumis à la dictature de ces parties de l’inconscient qui provoquent des répétitions diaboliques (il existe d’autres parties de l’inconscient, liées à des expériences de bien-être et qui concernent la synergie ; nous en parlerons plus loin). Voici pourquoi. En réalité, les protagonistes d’un rapport sadomasochiste sporadique extériorisent tous deux des traces inconscientes de conflits ou de traumatismes (vécus refoulés et images mentales d’origine ancienne), empreintes venues de loin qui les piègent : trauma ancestral, vie intra-utérine difficile (voir Zangrilli, Marzi B. 2012), naissance compliquée, vexations et injustices subies ou infligées dans l’enfance…). Lourds nuages assombrissant le ciel du couple, ces traces inconscientes interfèrent avec la relation, en réactualisant ponctuellement une tendance à se rendre antipathique, ce qui contamine une partie de l’amour et rend difficile un mouvement vers la synergie.

Répétons-le : nous parlons d’une agressivité psychologique de type domestique qui, contrairement à la violence physique, est assez diffuse et peu visible socialement, d’autant plus qu’elle est souvent tue et imperceptible à l’œil nu. Avec le « microscope » des longues séances, nous avons constaté que ce type d’agressivité dépend souvent d’une réactivation de vécus relatifs à des expériences conflictuelles ou traumatiques qui ont été refoulées. Expliquons-nous : les traces laissées par des conflits ou des traumatismes se sont gravés dans l’inconscient durant le développement du sujet, à partir d’une situation de souffrance ou d’angoisse. Cela induit une contrainte de répétition qui durera jusqu’à ce que la personne s’en rende compte et puisse l’élaborer mentalement, se donnant ainsi une chance de s’en affranchir. Nous avons indiqué plus haut que le couple doit disposer d’une certaine capacité d’élaboration pour réussir à se parler vraiment ; nous avons aussi indiqué qu’il y a précisément une incapacité/impossibilité d’élaborer chez qui fait preuve de violence physique ou d’une forte agressivité irrationnelle. Au contraire, un tel parcours de transformation va de soi en analyse ou en psychothérapie. Il peut parfois se concrétiser aussi dans la vie habituelle. Cela se fait généralement à la faveur d’une rencontre agissant comme déclencheur chez une personne « prédisposée caractériellement » (c’est-à-dire ayant une propension spontanée à la synergie; voir par exemple la collection « Tracce di benessere ricombinate ». P. P. Strona, 2018) ou chez un artiste en contact avec l’inconscient. De toute manière, il faut un intermédiaire.

Explorons un peu plus le « couple à agressivité domestique de type psychologique et sporadique ». Prenons l’exemple d’une situation où, par moments, l’un des deux critique ou reprend injustement l’autre. Ce dernier peut lui répondre sur le même mode. Le ton monte et ça finit en dispute. Ou bien celui qui est critiqué, n’étant pas intéressé à entrer en conflit (parce qu’il n’est pas la proie de son inconscient !) fera tout pour que la tension retombe, mais sans baisser la tête. Il peut répondre : « mais excuse-moi, à qui t’adresses-tu, en réalité ? Je ne me reconnais pas dans ce que tu me fais porter. Il me semble que tu parles à quelqu’un d’autre. » Le couple se trouve alors face à deux possibilités de relation : une conflictuelle de manière inamovible, l’autre à tendance synergique. Si le critiqueur a un besoin compulsif de conflit, il ne lâchera pas, ajoutant critique sur critique. Il ne faut pas beaucoup d’imagination pour comprendre comment cela finira ! Si le critiqueur tend lui aussi à rechercher une synergie dans la relation, il écoutera ce qui lui est suggéré et réussira peut-être à s’interroger.

Attention : nous ne parlons pas de personnes perverses, à qui il vaut mieux tourner le dos quand on les a dévoilées, parce qu’elle ne disent que des mensonges. Ni des obsessionnels qui ne concrétisent jamais leurs intentions, par peur d’être emportés dans une transformation qu’ils ressentent comme dangereuse ; ceux-ci ont besoin d’un long travail personnel. Nous nous intéressons ici à des personnes communes, qui sont seulement en proie à la projection de quelque image, trace ancienne  gravée dans leur inconscient. Il peut s’agir aussi de personnes qui détendent leur psychisme au cours d’un travail analytique. Et répétons-le, ce que nous avançons ne surgit pas du néant. Nous l’avons découvert progressivement, précisément en conduisant des analyses qui ont mis en évidence certains détails de la vie quotidienne. Interpellés par ces observations, nous y avons réfléchi ensemble. Nous sommes arrivés à la conclusion qu’il valait la peine d’attirer l’attention sur ce phénomène, donnant ainsi naissance à cet article.

Concernant les relations de couple, on a effectivement constaté qu’il est difficile de reconnaître l’agressivité subtile au cours d’un travail analytique, et encore plus dans la vie courante. Quand cela arrive, si des partenaires qui s’aiment ont un désir partagé de synergie, il vaut la peine qu’ils s’accordent un temps de réflexion commune, une pause pour interagir en personnes qui sont bien disposées l’une envers l’autre. Cela pourrait tendre vers une diminution de l’insatisfaction, au profit d’une entente différente : la construction d’un rapport plus synergique, dans lequel se retireraient peu à peu de l’avant-scène les informations conflictuelles qui poussent à une attitude opposante.

Qu’entendons-nous par désir partagé de synergie ? En fait, il y a plusieurs années que nous parlons de synergie : depuis que nous avons mis en évidence les conditions du développement d’un certain type de créativité que nous avons appelée créativité bien-être et que nous avons présentée dans notre publication de 2007. Au fil des ans, nous avons continué à creuser cette question de la synergie en général (intrapsychique et interpersonnelle), l’envisageant en commun et individuellement, dans des travaux scientifiques et parfois artistiques. Avant de poursuivre sur le désir de synergie dans le couple, il nous semble utile de dire deux mots sur la créativité bien-être. Cette forme de créativité se développe à partir du moment où des vécus de bien-être mémorisés dans le psychisme – avec les désirs inconscients qui leur sont liés – entrent en synergie avec d’autres informations psychiques. Ces dernières sont en particulier des traces de conflits ou de traumatismes anciens, qui ont été  refoulés et dont le potentiel pathogène a été désactivé (au cours du travail analytique, on observe ce phénomène dans le transfert et le contre-transfert : ces contenus se réactivent, puis s’élaborent, ce qui conduit à leur désactivation). Une fois désactivés, les lointains conflits ou traumatismes ne subsistent que sous forme de résidus. Ils peuvent encore susciter un écho dans le psychisme, mais il est possible de les désactiver à leur tour, par un approfondissement de l’analyse ou en les reconnaissant dans la vie quotidienne. Tout ce travail psychique libère une bonne quantité d’énergie inconsciente, ce qui peut porter à une transformation créatrice. D’où la synergie.

Dans le présent texte, nous dépassons l’intrapsychique pour aborder la synergie sur le plan de la relation de couple. Nous parlons de couples qui, au delà de moments conflictuels, pourraient tabler sur une tendance commune à la synergie, par inclination naturelle ou à la suite d’un travail approfondi. Cette synergie – qu’elle soit naturelle ou conquise – se fonde sur le désir de se réapproprier des dispositions à être en concordance avec l’autre, en les extrayant des profondeurs du psychisme pour les partager. Métaphoriquement, un synchronisme naturel similaire à celui des rameurs d’aviron.

Prenons l’exemple d’un couple qui interagit à partir de ce qui est positif pour les deux ; la concordance procure alors un plaisir réciproque et partagé. Il faut bien sûr que la concordance soit réelle. Une telle concordance n’est pas nécessairement spontanée, ou elle n’a pas toujours été présente dans le couple. Mais elle sourd d’une connaissance affective de l’autre, qui peut être mise en évidence à travers le dialogue et dans une compréhension réciproque des comportements de chacun.

Un contre-exemple serait le couple dont nous avons déjà parlé, celui qui tend parfois à l’affrontement, celui qui passe par des moments où chacun essaie d’affirmer sa supériorité et se satisfait de cela. Ils le font généralement par une nécessité intérieure, arrivant sans prévenir et plus forte que le déplaisir de mettre l’autre mal à l’aise. Alors, on s’observe mutuellement à la recherche d’une erreur ou d’un point faible, dans le but de satisfaire ce besoin d’introduire un mouvement agressif dans la relation. Or, ce genre d’observation est, avant tout, sous-tendu par un désir inconscient de jouir au détriment de l’autre. Comme on l’a vu, il s’agit d’une forme légère et sporadique de sadomasochisme dans le couple. Ajoutons maintenant que cette agressivité apporte un autre bénéfice, qui est souvent masqué : maintenir une distance avec l’autre, en l’éloignant et en s’en éloignant. Un éloignement physique et/ou psychique qui protège de la peur – plus ou moins inconsciente – soit de sa propre agressivité et de celle de l’autre, soit d’un attachement excessif qui emprisonnerait. Il s’agit en fait de la peur inconsciente que l’homme peut avoir de la femme et vice-versa. Autrement dit, une manière d’éviter l’angoisse d’un chamboulement émotionnel dû à une proximité excessive qui, dans les deux cas, fait peur. On y reviendra.

Nous n’envisageons pas ici les personnes à structure sadomasochiste, qui seraient ensemble pour continuellement donner et recevoir de la souffrance. Mais des couples qui, on l’a vu, s’aiment bien, tout en ayant probablement une problématique inconsciente envers l’autre sexe. En conséquence, ces sujets se permettent plus facilement des émotions négatives (colère, mécontentement, mauvaise humeur…) que des émotions positives (tendresse, embrassades, compliments…). Les premières éloignent, les secondes pourraient rapprocher… trop rapprocher !

Franchissons un pas de plus, pour passer de l’émotion négative à cette tendance à la synergie qui nous tient à cœur. Car cet article a précisément pour but d’essayer d’explorer pourquoi tant de couples ne parviennent pas à être synergiques ou ne réussissent pas à maintenir au moins une tendance à la synergie, une fois qu’ils l’ont expérimentée. On s’est alors demandé ce qu’il peut bien y avoir au fond de l’agressivité liée à la peur. On a déjà dégagé une certaine crainte de l’autre sexe, crainte qui fait tituber la relation. Ajoutons maintenant qu’il s’agit, à notre avis, d’une peur sous-jacente à la relation. Cette peur se cache au fond de l’être. On se réfère en effet à une peur sournoisement silencieuse, rampante comme un serpent, et qui mord quand on s’y attend le moins. Il y a quelque chose de paradoxal dans cette peur : elle concerne une relation serait potentiellement gratifiante, relaxante, épanouissante, porteuse de capacités d’adaptation. Cependant, une telle relation ne peut pas advenir à cause, précisément, d’une angoisse de buter contre la proximité affective. Ainsi, il y a aussi, dans l’agressivité au sein du couple, une peur d’être affectivement collés l’un à l’autre.

Comme on le découvre souvent en analyse, la peur qu’on individualise renvoie au désir inconscient d’être exactement ce que l’on craint : en l’occurrence un désir d’être collés, de trouver ainsi une ligne de force commune, un point qui nourrit affectivement, l’aspiration à disposer d’une bulle protectrice. Ce n’est qu’en reconnaissant cette peur-désir qu’on pourra jouir d’un autre plaisir : la découverte de sa propre individualité vécue sans égoïsme, sans égocentrisme et sans vécu de culpabilité. La réalisation d’un nouveau désir qui sera remonté à la surface ! Cela veut dire que les partenaires du couple seront vraiment en synergie quand ils seront à même de se sentir vivants, aussi bien seuls qu’ensemble, et de créer. En somme, ils seraient capables de réaliser quelque chose d’enrichissant non seulement en pensée, mais aussi en actes. On en reparlera.

Attention donc à une équivoque très répandue : celle du couple fusionnel qui se croit synergique. Pour parvenir à une synergie, il faut que chacun des deux ait atteint sa propre autonomie de pensée et d’action. Ce qui manque évidemment dans la relation fusionnelle (pensons au tableau de Dalì dans lequel le couple est tellement fusionné qu’on ne distingue même pas les traits individuels). L’attachement fusionnel forme un carcan dangereux. Mais tout cela n’est pas irréversible. Il suffit d’y travailler de manière adéquate et on finira par établir un dialogue tendant à la synergie.

A propos de la synergie, précisons encore qu’elle doit aussi passer, comme on l’a évoqué, par la capacité de dire à l’autre ce qui nous a déplu, contrarié ou mis de mauvaise humeur. Tout est dans la manière de le dire : dialoguer sans culpabiliser ni accuser. Ainsi pourront émerger des émotions positives (empathie, compassion, synchronisation affective, compréhension mutuelle, tendresse, etc.). Alors, si ce dialogue vise à plus de synchronisation affective, s’il vise à mieux comprendre son/sa partenaire, en saisissant ce qui se dit en sourdine, cela pourrait aboutir à un essai de lui donner quelque chose qui lui fera plaisir. Cette action reviendra en retour sous forme d’une réaction de satisfaction. Pour cela, il faut évidemment avoir dépassé toute forme de narcissisme infantile, de jalousie et de rivalité envers l’autre (dynamiques œdipiennes).

Il peut sembler absurde que des couples, dont les protagonistes s’aiment bien et désireraient s’entendre, puissent être la proie de ce que nous avons décrit jusqu’à maintenant. Mais nous allons tenter de montrer, dans la deuxième partie de cet article, que c’est une réalité très répandue, liée à une organisation spécifique de l’inconscient.

A suivre…

© Daniel Lysek & Daniela Gariglio

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deuxième partie

Résumé

Il arrive qu’une relation de couple soit envenimée par des moments d’agressivité subtile entre les partenaires. Cela survient également avec personnes qui sont bien ensemble. Même s’il paraît anodin, ce phénomène peut mettre en péril autant la survie du couple que son bien-être. Par cet article, nous souhaitons attirer l’attention sur cette forme d’agressivité peu visible. Nous donnerons quelques clés, fournies par notre expérience d’analystes, permettant de se faire  une idée de son origine et de certains effets délétères qu’elle peut avoir.

 

Bibliographie

Dalì S. (1936) Cannibalisme d’automne. 1936, Tate Modern, Londres.

Gariglio D. (2020). “Un continuum trasformativo ‘aggressività creatività benessere’ nell’incontro-scontro con ‘l’ospite invasore’: Arte-Scienza come tentativo di rigenerazione” (pp. 297-321), in Nuovo coronavirus e resilienza. Strategie contro un nemico invisibile, a cura di Luciano Peirone  (nuovocoronavirus-ebook.com). Psicoanalisi e Scienza (PeS), diretta da Quirino Zangrilli, 12 ottobre 2020 (https://www.psicoanalisi.it/libri/nuovo-coronavirus-e-resilienza-a-cura-di-luciano-peirone/206545/). News, Sito IIM, 15 ottobre 2020 (https://www.micropsicoanalisi.it/nuovo-coronavirus-e-resilienza/).

 Lysek D. & Gariglio D. (2008). Créativité bien-être. Mouvements créateurs en analyse. L’Âge d’Homme, Lausanne, 2008.

Lysek D. (2019).  “Alcuni effetti dei vissuti del feto sulla vita adulta” (tre parti). PeS, 12 marzo 2019 (https://www.psicoanalisi.it/psicoanalisi/alcuni-effetti-dei-vissuti-del-feto-sulla-vita-adulta-prima-parte/204238/).

Strona P.P. (2018). Il Gioco dei Suoni e delle Immagini. Collana
Tracce di benessere ricombinate…,
ideata e diretta da Daniela Gariglio, illustrata da Albertina Bollati. Cuneo: Araba Fenice. PeS, 15 febbraio 2019 (https://www.psicoanalisi.it/libri/il-gioco-dei-suoni-e-delle-immagini-di-pier-paolo-strona/204206/ ).

Zangrilli R.  & Honemeyer U. (2012). Vita fetale e destino umano. Introduzione Bruna Marzi. Teatro Sociale, Le Conferenze di Bergamo Scienza.

Notes:

1 – Pour les personnes qui s’y intéresseraient, signalons qu’une modélisation complète est disponible dans nos travaux qui ont précédé et suivi la publication en italien de Créativité bien-être. Mouvements créatifs en analyse dans la collection de psychanalyse et de psychiatrie dynamique des éditions Armando, Rome, 2007 (la version française a paru un an plus tard à L’Àge d’Homme, Lausanne). Les plus récents figurent dans la bibliographie de cet article. Ainsi, depuis 2016, Daniela Gariglio présente notre modèle dans ses leçons « Creatività benessere » et « Creatività tra trauma, resilienza e benessere » dans le cours triennal de spécialisation en psychanalyse, psychothérapie psychanalytique et consultation psychanalytique de l’Université de Psychanalyse de Moscou. Les instituts italien et suisse de micropsychanalyse y sont associés. Dans le même cours « Training micropsychanalytique », Daniel Lysek aborde notre modèle sous l’angle psychobiologique (leçons « Psychosomatique ») et celui de la technique micropsychanalytique (leçons « La longue séance »). torna su!